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« La première bouchée de kebab. » C’est le kink que l’écrivain Olivier Liron a voulu partager aux lectrices et lecteurs d’Au Comptoir. « La première bouchée de kebab », un baiser fauve où la truffe fourrage dans la chair tiède de l’animal mort. « Dans la première bouchée de kebab, il y a quelque chose comme ça de chaud, de fumant, de gras et le nez qui frôle la viande… C’est en même temps quelque chose de sale et de super terrestre, prosaïque, de rituel, presque sacré. Pour moi, c’est un peu transcendant. »
« Le kebab se mange comme ce gros fruit, gras, banlieusard. »
Le kebab aurait quelque chose de « claudélien » selon Liron, chez qui la morsure molle du sandwich de rue rappelle instantanément une réplique du chef-d’œuvre Partage de Midi de Paul Claudel. Quand l’amoureuse Ysé, personnage principale de la pièce qui jongle entre les hommes et les désirs, déclame : « Ah, viens donc, et mange-moi comme une mangue ! Tout, tout est moi. » « Le kebab se mange comme une espèce de gros fruit, gras, banlieusard », plaide Olivier Liron. L’idéal serait d’ailleurs d’en faire un livre, à l’image du bestseller de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Il s’intitulerait La première bouchée de kebab et autres obscénités minuscules.
Des kinks, l’auteur d’Éloge des Mousses (Rivages, 2025), du Livre de Neige (Gallimard, 2022) ou d’Einstein, le sexe et moi (Alma éditeur, 2018) en aurait à foison à livrer. Logique. Liron est un hypersensible, entre autres géniales prédispositions naturelles. Il a l’eau à la bouche, et la merveille coincée dans l’œil. L’univers est un parc d’attractions où tout est motif à évasion sensible. La rose, la tulipe ou le jasmin s’hument comme « des vins de l’année, fruité, parfumé, léger en bouche ». Quant à la mousse — ce « bryophyte » mésaimé vieux de plus de 450 millions d’années — l’auteur rehausse la dignité perdue tout au long des 151 pages de son dernier livre. Pour Liron, la mousse est un « millésime qui a vieilli dans les caves du temps ». Certaines se boiraient « comme une liqueur de chartreuse qui nous brûle le gosier ». D’autres, dans le regard, ont les fantaisies du cornichon, du wasabi, du céleri, de l’asperge, « du toast à l’avocat », voire du champagne.
Inutile, donc, de creuser au fin fond de la mémoire pour sublimer les souvenirs de la langue. Tout, absolument tout, sous la plume d’Olivier Liron peut tourner kink. L’œuf au plat ? Kink ! « C’est si bon de faire splash avec la mouillette dans le cœur de l’œuf. J’aime l’harmonie simple du blanc, du jaune et de la lumière du soleil sur la petite table en bois de la cuisine. » Le tourteau au fromage ? Kink ! « Cette surprise gourmande que l’on partage est un pacte secret. Quand je mange du tourteau au fromage avec ma mère (NDLR), c’est comme si j’étais dans ses bras, blotti dans la chaleur de son pull rose à grosses mailles. » Le monde serait d’ailleurs plus doux si on pouvait garder « toute la vie une bouche au niveau du nombril. C’est plus proche de l’estomac (…) De la bouche à l’estomac, le chemin est trop long. Tandis qu’en faisant passer le tourteau au fromage par le nombril, ce serait direct. » Dans Contrôle (Vrilles, 2025), l’histoire d’un ventre-creux endetté et en proie aux persécutions kafkaïennes des agents de la CAF, Liron imbibait son récit des effluves domestiques du pauvre : les « nouilles asiatiques » instantanées, les tupperware de poulet froid de sa mère, ou les « pâtes carbonara » d’un colocataire.
Plus kink précisément, on pouvait jouir à la lecture de ses pages des savoureux sextos d’un amant très « créatif » qui envoyait « chaque vendredi soir des zooms de son entrejambe, souvent agrémentés de paquets de pois surgelés car (…) il lui fallait refroidir son impérieux désir grâce aux polyvalents produits Picard. » Toute la beauté du monde s’ouvre sous le palais de Liron. Mais la bouchée est aussi sociale chez ce petit-fils d’émigrés espagnols installés au 14ᵉ étage d’une tour de la Cité Copernic, à la frontière de Pantin et d’Aubervilliers. Enfant, il baigne dans les sauces des plats populaires de sa grand-mère Josefa, cantinière dans une crèche, habituée aux plâtrées monstres, notamment son couscous, spécialité dominicale. Preuve, rappelle-t-il, que les « sociabilités ouvrières » dépassent les déterminismes culinaires de la culture d’origine. « J’aurais pu me cacher à l’intérieur du château de semoule tellement il était grand. Le bonheur consistait alors à manger le couscous et aller sur le balcon pour faire tomber un noyau d’olive, par exemple, et puis, repu et le ventre plein de trois kilos de merguez, faire la sieste en regardant un épisode de MacGyver en train de fabriquer un hélicoptère avec trois Kleenex et deux préservatifs. »
Mais « l’endroit où la gourmandise confine à l’obscénité », ce plat dont il n’a retrouvé « la sensualité étrange » nulle part, ni en France, ni même à New York, se cache sous un léger papier d’aluminium au frigo : les torrijas de sa grand-mère. Sorte de pain perdu madrilène servi autour de la Semana Santa à Pâques. Un plat du pauvre ultime qui offre un voyage multisensoriel pour pas cher. L’odorat : c’est « une odeur d’abord de caramel, de sucre, de lait, peut-être d’œuf. » La vue : avec la pulsion scopique générée par ce camaïeu félin du nappage, ce « brun noir argenté, ambré, fauve » du caramel. Et ce final en bouche : une « texture spongieuse, moelleuse, douce, presque crémeuse. Et la douceur. C’est une sensation de toucher de la peau, très incarnée et puis ce caramel qui remplit et sature la bouche. Franchement, on se croirait dans du Georges Bataille ! » « Il y avait une dimension de transgression splendide à manger ce truc en dehors des repas quand tout le monde était couché. J’espère que quand je mourrai, tout le monde mangera des torrijas en ma mémoire. »
Retrouvez l'échange entier entre Lou et Olivier
Par Lou Syrah