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En dehors des mondes du vin, de la gastronomie ou du parfum, l’odorat est encore souvent considéré comme un sens mineur. Pourtant, c’est à lui que l’on doit certains de nos premiers contacts avec le monde. Car notre nez est parfaitement fonctionnel dès la naissance… et même un peu avant !
C’est vrai que c’est contre-intuitif : comment un bébé baignant encore dans le ventre de sa mère pourrait-il percevoir la moindre odeur ? Il ne faut pas de l’air, pour ça ? Eh bien non, pas forcément. Ce qu’il faut, c’est que des molécules odorantes entrent en contact avec les récepteurs situés tout au fond de son nez, sur cette petite chose fascinante qu’on appelle épithélium olfactif. Or dans le ventre maternel, le liquide amniotique est chargé de molécules odorantes qui proviennent de la mère, et notamment de son alimentation. Entre le 4e et le 6e mois de grossesse, les bouchons nasaux disparaissent et permettent la circulation dudit liquide, que le fœtus boit et élimine en permanence… faisant au passage ses premières expériences olfactives. Captant, littéralement, des petits morceaux du grand monde qui l’attend dehors, par le biais de son nez.
Notre système olfactif se met en place in utero. Et c’est bien pratique car, à la naissance, nous ne sommes pas exactement ces êtres ultra-visuels que nous deviendrons bientôt. Osons le dire : en comparaison, notre vision traîne franchement à se mettre au boulot. Un nouveau-né ne distingue nettement que les objets situés à moins de trente centimètres de lui, et seulement en nuances de gris… Et si les progrès de la vue sont rapides, que les couleurs et les reliefs s’installent, que le champ de vision s’élargit, c’est seulement vers l’âge de 18 mois qu’un bébé commence à voir le monde à peu près comme vous et moi.
En attendant, l’odorat est sur le pont, assurant un rôle essentiel dans le rapport qu’un petit être humain noue avec son environnement. Il n’y a qu’à voir cette manie qu’ont les bébés de tout porter à leur bouche : notre démarrage dans la vie est une aventure éminemment olfactive. Certains me rétorqueront que, si un bébé porte à sa bouche, c’est pour goûter, par pour sentir. Et c’est là où je compte sur vous, chers lecteurs. Pour expliquer à ceux qui l’ignorent encore que 80% de ce qu’on appelle, par abus de langage, le « goût » est en réalité une affaire d’odorat. Généralement, les amateurs de vin dans votre genre (c’est-à-dire bien informés et fort sympathiques) sont conscients de cela. L’expérience de la dégustation tend à faire comprendre que la dichotomie entre ses étapes « olfactive » et « gustative » n’est qu’apparente. Au final, toutes les molécules composant le bouquet aromatique d’un cru atterrissent au même endroit : tout au fond de notre nez, sur le fameux épithélium olfactif dont il était question plus haut.
Que nous soyons dans le ventre de notre mère, dans la rue ou en visite chez un vigneron, c’est là que naissent toutes les odeurs (et donc tous les arômes) que nous percevons. Il faut s’imaginer que nous avons tout au fond du nez, à la lisière du cerveau, une petite muqueuse pas plus grande qu’un timbre, tapissée de quelques millions de neurones - les seuls de tout notre corps à être exposés à l’environnement extérieur. Une particularité qui les rend vulnérables, entre autres, aux attaques virales (d’où les troubles olfactifs liés au Covid), mais que l’évolution a eu la générosité de compenser par une autre particularité : ces neurones se renouvellent régulièrement, tout au long de notre vie. Des neurones pas comme les autres, donc, et qui captent grâce à leurs récepteurs les molécules odorantes parvenues au fond de notre nez. Et justement. Pour atteindre cette noble destination, lesdites molécules peuvent passer par deux chemins différents, auxquels les deux étapes de la dégustation s’intéressent successivement.
D’abord, l’examen olfactif emprunte la voie ortho-nasale. En inspirant dans notre verre, on invite les molécules à s’engouffrer dans nos narines et à foncer assez en ligne droite pour aller à la rencontre de nos récepteurs olfactifs. Le « nez » d’un vin offre une quantité fabuleuse d’informations, au point d’ailleurs qu’une grande critique de vin m’a dit un jour que, pour elle, un examen olfactif rigoureux était, la plupart du temps, suffisant. Mais le fait est qu’il existe un itinéraire bis, celui de l’examen gustatif : la voie rétro-nasale, qui remonte vers le nez depuis l’arrière de la gorge, donc depuis l’intérieur de la bouche. C’est ce parcours un peu plus alambiqué qu’empruntent les arômes de vin, une fois que celui-ci a franchi le seuil de nos lèvres pour l’examen « gustatif ». Il faut parfois les aider un peu, et c’est ce que l’on fait plus ou moins consciemment en aspirant ou en « mâchant » le liquide : provoquer une circulation de l’air dans notre bouche pour permettre à ces petites choses volatiles de s’élever jusqu’à l’épithélium.
Bien sûr, il n’est pas question ici de dénigrer les autres dimensions sensorielles de la dégustation. La vue nous offre notre premier contact avec le vin (et permet de lire l’étiquette !) ; le goût renseigne sur ses saveurs à proprement parler, et notamment son acidité et sa sucrosité ; quant aux sensations trigéminales, elles sont essentielles pour apprécier sa texture. Mais le nez, cette sentinelle de la première heure, nous fournit des informations absolument irremplaçables.
Dans le vin, comme dans la vie. À l’heure où naît ce Comptoir, il était de bon ton de lui dire merci.
Sarah Bouasse