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Cher Comptoir,

Une lettre au Comptoir, une discussion avec soi-même et avec les autres. Éric nous embarque dans les mots jetés sur son carnet, accoudé au comptoir, l’un de ses lieux de prédilection.

Photo @EricMetzger

Table des matières

Il fait bientôt nuit. Dehors, les voitures, les gens, le bruit.Je suis entré dans ce bar par souci d’humanité : envie de boire un verre avec moi-même. Toujours très important de boire un verre avec soi. Il s’agit de faire le point. Ou la virgule, diront certains, ce qui est malin puisque de virgule en virgule on finit toujours par atteindre un point, la preuve.

« Comment vas-tu ? » ai-je demandé à mon reflet.

— Bien, et toi ?

— Pareil.

Les discussions avec moi-même sont simples. On sait tous les deux ce qu’on veut, c’est-à-dire la même chose, et cette chose c’est la vie, la vie, la vie. Et aussi un « verre de vin rouge léger s’il vous plaît », pour ajouter de la couleur à la nuit. Heureusement que tu es là, comptoir. Je peux m’écrouler de tout mon poids sur toi, tu me supporteras. Le comptoir existe précisément pour ça : supporter les anonymes ébréchés, les amitiés bruyantes, les rencontres d’un soir, les couples qui s’aiment, les autres qui se quittent, les idiots qui braillent, les tristes qui se taisent, les avinés avachis, les coincés cassés, les alcoolos rigolos, les jongleurs de couleurs ; tous ces êtres désarticulés par l’ivresse incarnent l’esprit de comptoir. Sans doute suis-je un peu tout ça et rien à la fois. Voilà pourquoi je t’aime autant, comptoir. Je crois d’ailleurs qu’on ne te remercie pas assez pour tout ce que tu fais.

Sans toi, le monde se serait écroulé. Sans comptoir, plouf le monde. Et surtout sans comptoir, pas de verre de vin rouge léger.

« Vous aimez ? me demande-t-on.

— Oui, je suis même amoureux.

— Je parlais du vin, monsieur.

— Ah pardon. »

Le comptoir est l’exercice du quiproquo ; une scène de théâtre où il faut improviser. Le temps d’un verre, chacun devient poète, philosophe, aventurier, roi d’un pays pluvieux ou reine du feu. Surtout, à tout instant, la porte du bar s’ouvre et apparaît un nouveau personnage venu jouer un rôle sur ta scène, cher comptoir.

L’autre soir, j’ai rencontré un drôle de type. Accoudé sur toi, il buvait du vin et des étoiles. Preuve qu’il avait perdu la boussole, il murmurait des mots qui n’avaient pas de sens. Il racontait des histoires de tempêtes sur la mer d’Arafura, décrivait des combats de pirates sur les côtes du Panama, détaillait les trésors noyés de la mer d’Okhotsk : « Au fond de l’eau il y a un crépuscule aquatique, identique à celui de la terre sauf que les vagues remplacent les nuages !

— Et les poissons dans tout ça ? lui ai-je demandé.

— Ils font bloup bloup ! » a-t-il répondu avec le sérieux des gens pas sérieux.

Les autres clients ne semblaient pas le croire. Grave erreur. Il faut croire. Le meilleur moyen d’imaginer que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui, c’est de croire. Ceux qui ne croient pas n’ont plus de raison de vivre, ou alors il faut qu’ils restent enfermés dans le tout petit placard à logique. Je le dis et le répète à qui veut l’entendre, et même à ceux qui ne le veulent pas : il faut croire en toi, comptoir. Un acte de foi, de foie, de folie. L’esprit de comptoir réside dans cet instant où, accoudé, tout devient possible. Les grandes idées se chuchotent entre deux verres, les déclarations se font avec les yeux, et puis il y a les rires, les rires, les rires, parce qu’il faut rire au comptoir, sinon à quoi bon s’accouder ?

L’heure tourne et bientôt le bar va fermer. Il fait nuit. Dehors, les voitures, les gens, le bruit. Mon verre ne se remplit plus. Je pousse un soupir : « Déjà ? »

Las, je te laisse, comptoir. Merci pour la soirée, les verres et les discussions. Merci pour les rencontres. Ce temps accoudé m’a redressé ; étrange paradoxe qui fera pâlir de rage les kinés. Promis, cher comptoir, je reviendrai très vite pour une nouvelle séance de spiritisme à tes côtés. Après tout, le monde mérite d’être ressuscité chaque soir, on lui doit bien ça. Voilà pourquoi on trinque en criant « santé ! » (c’est faux mais je veux le croire, et je l’ai écrit tantôt, il faut croire).

Avec mon amitié, ma joie et ma mélancolie.

Éric

Par Éric Metzger

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