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« Maman ?! »
Sa mère a beau ne plus être de ce monde depuis bientôt sept ans, il arrive encore que Victorine ait l’impression de tomber sur elle dans la rue, de temps en temps. Ou plus précisément : chaque fois que sa route croise celle d’un parfum nommé Opium. Le féminin iconique d’Yves Saint Laurent, lancé en 1977. Le seul et unique que portait sa mère, depuis toujours. « Je me rappelle quand elle venait nous voir dans notre chambre, ma sœur et moi, le soir avant de sortir. Elle passait nous faire un bisou et elle sentait hyper fort parce qu’elle venait de se parfumer. On lui disait “tu pues !” parce que, quand même, il est super entêtant. » Mais un parfum n’a pas besoin qu’on l’aime pour exercer son pouvoir quasi magique sur notre mémoire, où il se mêle durablement aux sensations, souvenirs et émotions liés à la personne qui le porte. C’est ainsi qu’après tout ce temps, une simple bouffée d’Opium rencontrée au hasard dans la rue continue de déclencher, dans l’esprit de Victorine, un tourbillon d’impressions maternelles. « C’était un peu dur, les premières années. Parce qu’en deux secondes, je me retrouvais à pleurer sur le trottoir, envahie par tout ça, alors qu’à la base j’étais juste allée acheter des clopes ou retrouver une copine. » Avec le temps, cette tristesse s’est muée en tendresse. Tendresse pour chacune de ces inconnues qui traînent dans la rue ce sillage baroque, reconnaissable entre mille. Et tendresse, surtout, pour cette odeur jadis jugée incommodante, mais que Victorine s’est mise à aimer. Aujourd’hui, sur une petite étagère de sa chambre, le flacon récupéré dans les affaires de sa mère trône comme une relique à côté d’une plante qu’Anne – c’était son nom – lui avait bouturée. Victorine en vaporise de temps en temps sur un pull qui lui sert de doudou. Un pull de sa maman, évidemment.
Quand on évoque le pouvoir du parfum à convoquer des fantômes, les mères sont très souvent citées – ce qui n’est pas très étonnant si l’on considère que, dans la vie d’un enfant, la place des odeurs d’une maman est proportionnelle à la place de cette maman tout court. C’est-à-dire immense, pour une majorité d’individus. Récemment, sur son compte Instagram, l’actrice et réalisatrice Reem Kherici évoquait le Jardins de Bagatelle que portait sa mère, elle aussi disparue il y a quelques années. Ce parfum de Guerlain – « créé en 1983, année de ma naissance », écrit-elle – avait disparu des rayons quelque temps, la marque ayant mis en pause sa production. « J’ai cherché sans fin ce flacon perdu, espérant retrouver un fragment d’elle suspendu dans les airs. Comme un ange, pas loin, qu’on sent mais qu’on ne voit pas », raconte-t-elle. Guerlain a-t-il entendu ses prières ? Toujours est-il que Reem a été invitée à visiter l’usine de la marque, où on lui a offert un exemplaire (géant, la veinarde) de ce flacon tant convoité. « Alors chaque jour depuis, cet écrin de verre m’offre, un instant, l’étreinte parfumée d’une mère disparue. »
Qui n’a pas déjà connu ce sentiment troublant de se trouver en présence d’une personne qui n’est pas là, par le seul biais de son parfum ? Comme des génies sortis de leur lampe, les odeurs surgies des flacons n’ont pas leur pareil pour créer l’illusion de quelqu’un. Au risque, parfois, d’interférer avec un deuil nécessaire. Lorsque Mika, libraire, a perdu son premier amour, il s’est raccroché au parfum de ce dernier – Le Mâle de Jean-Paul Gaultier, qu’il vaporisait sur un t-shirt appartenant au défunt (toute ressemblance avec un précédent témoignage n’est clairement pas fortuite). « Ça a été un processus très long, très douloureux. Et je crois qu’en continuant d’acheter des bouteilles de ce parfum, en entretenant le souvenir, je refusais le deuil. Quand j’ai arrêté d’avoir les larmes aux yeux en sentant Le Mâle, j’ai compris que j’avais enfin réussi. Que j’avais gardé le bon et m’étais débarrassé de la douleur. »
Si le parfum n’a pas son égal pour maintenir des souvenirs en vie, il peut aussi donner chair à des réalités parallèles et soutenir des fantasmes pas toujours très avouables. C’est ce que raconte une anonyme que l’on nommera Perrine. « Je suis tombée un jour éperdument amoureuse d’un homme indisponible. Nous nous fréquentions dans un cadre professionnel, et mes sentiments pour lui étaient totalement secrets. Mais j’ai un jour pu identifier son parfum : c’était Cool Water de Davidoff, que je me suis empressée d’acheter et de porter à des moments précis, pour le rejoindre olfactivement en secret quand j’étais seule et sans mon mari – en sortant de la douche à la salle de sport, par exemple. Il m’est aussi arrivé de le mettre pour dormir, et d’avoir un sommeil agité – voire de rêver de lui… Cool Water n’est pas un parfum raffiné. C’est une fragrance qu’il faut mettre avec parcimonie et qui peut écœurer : elle me rappelle le danger de l’adultère, à laquelle je n’ai pas succombé, et la nécessité de mettre cet homme à distance. Aujourd’hui, je ne le vois plus, mais son parfum est toujours là. Comme un souvenir de ce qui aurait pu être et n’a pas été. »
Perrine n’est pas seule à « utiliser » un parfum pour ressentir la présence d’une personne à laquelle celui-ci la renvoie. Dans un autre registre, la musicienne Leslie Bourdin utilise elle aussi une technique similaire d’auto-leurre pour se sentir accompagnée par une personne qui a joué un rôle déterminant dans son parcours : sa prof de piano. « C’est elle qui m’a fait commencer la musique et qui m’a permis d’en apprendre plein d’aspects. Elle m’a énormément marquée, mais j’ai perdu sa trace quand j’avais 18 ans. » Ce qui ne l’a pas empêchée de garder en mémoire l’odeur de cette femme : lorsqu’un jour, Leslie l’a croisée dans la rue (l’odeur, pas la femme), elle a couru après la personne qui la portait pour lui demander ce que c’était. La réponse fut Yvresse d’Yves Saint Laurent. « Depuis, j’en mets une goutte à chaque échéance importante de ma vie. Ça fait 20 ans que je fais ça. C’est un parfum qui m’évoque la puissance et l’assurance. Un parfum qui est plus grand que moi. » Plus que sa prof de piano, c’est peut-être l’esprit de cette femme et les qualités qu’elle a su lui transmettre que Leslie réveille à travers ce flacon. Qu’importe Yvresse, pourvu qu’on en ressente les effets…
Enfin, si certains parfums évoquent les fantômes de personnes bien particulières, d’autres sont imprégnés d’un « esprit » qui serait moins synonyme de spectre que de style ou d’attitude. Comme si leur odeur cristallisait une galerie de personnages variés dont les contours individuels s’effaceraient au profit de caractéristiques communes. C’est l’expérience qu’a faite, dès l’enfance, le journaliste et écrivain Laurent-David Samama. « Quand j’étais petit, tous les hommes de l’âge de mes grands-parents portaient un parfum qui me fascinait totalement. C’était plus qu’une odeur caractéristique, c’était le signe d’une masculinité d’antan, d’une certaine élégance aussi. Autant d’aînés affairés, assez impressionnants aussi. J’ai mis des années à comprendre qu’il s’agissait de Pour un homme de Caron. J’ai longtemps essayé de le porter mais, jeune adulte, je trouvais que ça ne marchait pas. Que ça disait quelque chose de la virilité qui n’existait sûrement plus. Et finalement, avec le temps, ça commence à fonctionner. Il fallait juste vieillir un peu… », constate-t-il.
Pour conclure, et puisque les vivants d’aujourd’hui sont les fantômes de demain (eh oui), libres à nous de nous questionner tant que nous sommes là : de quel flacon espérons-nous surgir un jour ?
Par Sarah Bouasse